LA LITTERATURE ITALIENNE

Publié le par LASCAVIA (Josy Malet-Praud)

Reportage- Article de Gille Heure – 9 Avril 2010  Source : WWW.TELERAMA.FR/livre/

« Non, les écrivains italiens n’ont pas la

Berlu

La littérature italienne est en souffrance. A qui la faute ? Insidieusement, la “berlusconisation” de la société devient la normalité. La télévision est abrutissante et le désintérêt des Italiens pour la lecture inquiète les écrivains. Rencontre, en Italie, avec quelques-uns d'entre eux…

 On a beau chercher, on ne le trouve pas. Dans la petite via delle Muratte, près de la grande via del Corso, en plein centre de Rome, ils sont tous là, jetés en pâture aux touristes ou aux groupes de collégiens qui piaffent en se bousculant. En posters, en statuettes ou en calendriers, Benoît XVI sourit, Gregory Peck et Audrey Hepburn font du scooter, Anita Ekberg fait trempette dans la fontaine de Trevise et Benito Mussolini, on a bien dit Mussolini, crâne, menton en avant et fascisme en sautoir. Mais point de Berlusconi, sauf sur les murs, cité en médaillon sur les affiches électorales de la candidate Renata Polverini pour les élections régionales qu’elle vient d’ailleurs de remporter de justesse. Bref, à première vue, un homme presque discret. Et pourtant ! « C’est bien simple, dit Francesco De Filippo, journaliste à l’agence de presse Ansa, romancier et essayiste, que je prenne une assurance de voiture, que je regarde la télé ou que je suive le calcio, je tombe sur lui. Il est partout. » Une omniprésence qui a de quoi inquiéter les écrivains, eux qui publient dans des maisons d’édition, Mondadori, Einaudi, dans lesquelles Silvio Berlusconi, actuel président du Conseil, est actionnaire majoritaire. Une menace ? Francesco De Filippo, en bon Napolitain exilé à Rome, lève les bras au ciel : « C’est difficile à comprendre pour un étranger mais la situation est simple. Ce qui intéresse Berlusconi, c’est le pouvoir et l’argent. On croit rêver quand on l’entend vocifèrer qu’il faut faire barrage au communisme ! Où voit-il un risque de communisme ? C’est idiot mais ça marche. La télévision qu’il détient déforme complètement la réalité. C’est un formidable laboratoire de recherches sémiologiques : on ne débat pas, on parle en slogans, une phrase, même une voyelle suffisent. Alors la littérature ! Ne passent à la télé que les auteurs jugés convenables. Vous n’y verrez jamais Dario Fo. Quant aux grandes maisons d’édition, ce sont des industries. Il y a beaucoup de petites maisons d’édition mais elles n’ont que peu de lecteurs et pas de visibilité. D’ailleurs, toute une partie de l’Italie est invisible, parce que les médias lui sont fermés. Il faut bien comprendre que nous ne sommes plus dans une dictature classique qui torture ou emprisonne, mais dans une dictature télévisuelle qui hypnotise les gens. Pour Berlusconi, la littérature est juste une tapisserie. »

Pourtant l’homme d’Etat lit. Du moins à sa façon. Erudits ou même simples lecteurs sont ainsi tombés des nues en lisant, en 1990, la préface qu’il avait rédigée à la réédition de L’Eloge de la folie d’Erasme. Il y déclarait avoir été sensible moins au style de l’écrivain humaniste qu’à la folie visionnaire qui, pour un entrepreneur, se perçoit comme un encouragement à l’audace économique. Encore aujourd’hui, on se pince dans les agences de presse quand, au détour d’un discours, il cite un philosophe grec, référence arrivant dans son propos avec la délicatesse d’un Wisigoth dans la demeure d’un patricien. Et on savoure l’inspiration littéraire qu’il suscite. Il y a quelques semaines, après l’agression dont il a été victime, un livre de témoignages de soutien a été publié par Mondadori, opus dans lequel des admirateurs invoquent la sainte Vierge pour le protéger, l’incitent à se montrer « indestructible » face à l’adversité, et l’invitent même à se cloner pour perdurer, manière de fortifier Forza Italia via les tubes à essai. Un livre, il est vrai, opportunément publié juste avant les élections régionales. Risible ? Grotesque ! Oui, mais tout n’est pas drôle. Car si les textes sont une « tapisserie » pour le pouvoir et celui qui l’incarne, on sait dissuader ceux qui s’y hasardent trop dangereusement. On ne menace plus par le fer mais par procès et billet. Il y a quelques mois, après un article publié dans L’Unità en 2008, Antonio Tabucchi s’est vu réclamer plus d’un million d’euros de dédommagement pour avoir demandé des comptes au président du Sénat Renato Schifani sur son passé et ses liens supposés avec des entreprises compromises avec la Mafia. Demander des précisions à un personnage de l’Etat devient donc risqué. Et toutes les mesures d’intimidation sont bonnes. On censure au besoin. L’écrivain portugais José Saramago, accessoirement prix Nobel, diffusé par Einaudi, s’est vu rayer du catalogue pour avoir publié dans son Carnet (édité en France par les éditions du Cherche Midi) des propos jugés insultants sur Sua Emittenza. Pourtant, et sans faire offense aux Transalpins par une référence qui maltraite leurs ancêtres conquérants et dominateurs, une tribu d’écrivains résiste victorieusement à l’envahissement de la télé berlusconienne et à ses effets néfastes sur la population.


L'affaire Schiffani par Antonio Tabucchi - Mediapart
envoyé par Mediapart.

Ils sont une poignée d’auteurs qui évoquent les problèmes de l’Italie, en soulignent les perversions, en dénoncent les corruptions et, envers et contre tous, parviennent à enrichir les rayons des librairies encore visibles, y compris les indépendantes. Sandro Veronesi, dans
Terrain vague parle de la cruauté sociale de l’Italie des années 60, Francesco De Filippo remue le couteau dans la question de l’immigration albanaise avec Le Naufrageur, Valeria Parrella dresse de livre en livre le portrait de sa ville de Naples et de ses habitants, sans complaisance mais avec amour, Andrea Bajani découpe au scalpel la vie dans l’entreprise, Giuseppe Culicchia dépeint un pays à la dérive à travers un couple milanais. Sans oublier les mousquetaires des Gialli, les polars, qui, de Bologne, au sein du Groupe 13, se nomment Lucarelli ou Marcello Fois.

Littérature politique ? Pas forcément. Les thèmes restent éternels : romans sur la famille, l’enfance, le vertige de l’intime, la difficulté de vivre en amour ou dans une société étouffante, comme dans le roman de Caterina Bonvicini qui raconte les péripéties d’une femme qui ne tombe que sur des dépressifs ou celui de Francesco Piccolo, (également scénariste du film de Moretti Le Caïman), où l’homme papillonne de jupe en jupe. Pas de parti revendiqué mais une inquiétude commune chez ces écrivains : s’ils ne se sentent pas menacés, ils redoutent de se sentir impuissants. « Moins en tant qu’écrivain qu’en tant que citoyenne, explique Valeria Parrella, la difficulté est de vivre dans un pays qui érige la marchandise en modèle, l’arrogance par la richesse, qui démantèle l’école publique pour rendre les gens toujours plus ignorants donc plus asservis. » Impossible, sur toutes ces questions, de contourner la statue du tout-puissant Berlusconi et de ne pas mettre en cause le système qu’il incarne.

Critiquer ouvertement ? Pour Francesco Piccolo, un roman dit « politique » qui peut être « simpliste, primaire ou trivial » n’est pas une garantie littéraire. Pour lui, la concentration des maisons d’édition, pas plus que la mainmise de Berlusconi sur elles, n’a d’influence sur le contenu des livres. « La véritable influence, dit-il, c'est que le marché de l'édition en Italie cultive l'obsession de la commercialisation. Mais cela comprend tous les éditeurs, à la fois pro et anti Berlusconi. » Roberto Ferrucci est plus cinglant. Dans son livre à paraître au Seuil, Ça change quoi, il revient sur la manifestation lors du G8, à Gênes, en juillet 2001, et les heurts quelle a engendrés. Une réflexion romanesque sur les violences, les images qui en ont été diffusées et les traces qu’elles ont laissées dans la mémoire collective. « Ce qui est désolant, s’insurge-t-il, c’est que pour beaucoup de jeunes écrivains la berlusconisation de la société est la normalité. Pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui dans notre pays, vous, Français, devez faire un effort considérable : débats inexistants, aucune émission de littérature à la télévision, et aucun magazine traitant de littérature n’existe comme Telérama ou les Inrocks, sauf de très confidentiels. Alors parler de la concentration des médias entre les mains de Berlusconi est presque inutile : les Italiens se foutent totalement de leur littérature, sauf un très petit clan, toujours composé des mêmes et plus très jeunes car les jeunes, eux, même universitaires, ne lisent plus. De grille de programme en grille de programme, s’installe une “démocrature”, comme disait Predrag Matvejevic, qui envahit tout le pays. La censure ? Le cas de Saramago est évidemment exemplaire, refusé par Einaudi, symbole de l’Italie sortie du fascisme et qui a publié Gramsci, Pavese ou Vittorini. Mais le pire c’est l’autocensure, la résignation. Comme me dit un ami écrivain : nos livres ici, sont comme un pet dans l’univers. Et Berlusconi le sait très bien ».

Sur les rayons de l’immense librairie Feltrinelli, dans la galerie marchande Alberto Sordi, tous les livres, ou presque, sont pourtant disponibles. Le hit-parade international est à l’honneur, Ken Follett ou John Grisham, côtoyant CD et DVD en promotion, casques, MP3, Nitendo DS et consorts. Mais entre les murs, où est notamment affichée une grande photographie de Sartre, des auteurs comme Gramsci, Pavese, Montale, Dante, Buzzatti ou Erri de Luca sont sur les étagères. Le monde de tous les médias à portée de la main, mais pas à force égale. C’est bien le problème pour la romancière Caterina Bonvicini, auteur de L’Equilibre des requins : « Vous n’imaginez pas à quel point la télévision italienne est abrutissante. Les gens ont les yeux rivés sur la lucarne et ne lisent plus. Tout discours devient alors possible, on vit une terrible époque de révisionnisme. J’ai été stupéfaite d’apprendre que sur iPhone on pouvait entendre des discours de Mussolini [application retirée depuis peu pour des raisons non pas politiques mais de droits d’auteurs, NDLR]. Et que faire quand un président du Conseil nie tout, ment à longueur de journée et donne une pitoyable image de vulgarité de l’Italie. Ce sont peut-être les cinéastes, comme Moretti ou Sorentino, mieux que les écrivains, qui traitent de l’Italie d’aujourd’hui. »

Littérature politique ou pas, les écrivains devraient, selon Marcello Fois, le Sarde de Bologne, balayer devant leur porte. « Ce sont d’abord les mots et les concepts qui sont la politique de l’écrivain, dit-il. Aristophane ou Pasolini n’étaient pas des auteurs politiques, mais des hommes riches de sens critique, dotés d’un regard profond avec une pensée autonome et une écriture magnifique. Le problème est surtout qu’on publie trop. On ne compte plus, en Italie, les auteurs qui publient plus de livres qu’ils n’en lisent. Antonio Tabucchi, lui, reste un modèle car un article peut avoir autant d’impact qu’un bon roman et il sait faire les deux. L’Histoire de notre pays tourmenté n’a pas commencé avec Berlusconi et ne finira pas avec lui. La littérature reste et les cavalieri passent ». Ce n’est pas en cavalier que le dessin à la une d’Il Manifesto du mardi 30 mars représente Berlusconi, mais attaché sur un char comme un héros antique, en otage de Bossi, leader de la droite extrémiste. L’Unità parle d’un pays fatigué et toute la presse se désole du taux d’abstention aux élections régionales. Un chef d’Etat qui méprise la culture, une extrême droite influente, une forte abstention… « Et vous, en France, ça se passe comment ? », demande-t-on un peu ironiquement.      - Gilles Heuré -" http://www.telerama.fr/livre/

 

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