L'ECRITURE FAIT-ELLE SOUFFRIR ? par Benjamin BERTON

Publié le par LASCAVIA (Josy Malet-Praud)

Encore Benjamin BERTON !  Ses billets sont publiés sur Fluctuat.net,. Après les "10 clichés à éviter", j'ai trouvé et lu ceci ....toujours avec le même plaisir...

Posté par Benjamin Berton le 23.01.10  : roman, elucubration

"Parmi les contes que racontent les écrivains à ceux qui n'écrivent pas, le plus célèbre et le mieux partagé est celui selon lequel l'écriture est une mission dans l'inconnu, comparable à un parcours commando dans la jungle guyanaise, une exploration en terre barbare intérieure, où l'écrivain-ce héros met sa vie en péril pour remonter quelques perles de fiction, l'arbre-source le plus rare, le plus profond et le plus inaccessible de tous.

La légende de la souffrance de l'écrivain (l'angoisse de la page blanche en étant l'un des symptômes pour magazines féminins) est d'autant mieux vendu qu'elle s'accompagne, comme dans le rock et plus généralement tous les arts créatifs, de témoignages poignants (la "mise en danger" de Christine Angot, inhérente à son art minimaliste a fait l'objet ici de nombreux développements), de vies brisées et de naufrages, alcoolisés souvent, biologiques, psychologiques (le nombre des écrivains fous est important) ou financiers. L'écriture a un coût que l'homme paie jusqu'à ce qu'il n'ait plus rien dans les poches. Elle fait souffrir l'esprit, le corps et l'âme. Elle use, abîme et ne procure guère de joie. On pourrait ici revenir sur les affres de la création vus par les romantiques, reproduire le visage torturé à la serpe de Baudelaire et de quelques autres, l'image du génie tordu par la création comme le constipé à la selle et on en passe. La raison (et l'expérience du monde du travail et de cette petite affaire) nous pousse à relativiser tout ça.

Ecrire n'est somme toute pas si terrible. Ne pas écrire l'est un peu plus mais ne vaut sans doute pas une grosse journée sur un chantier de terrassement, une petite semaine à l'usine ou n'importe quel autre emploi ouvrier pratiqué en professionnel ou non. Si la légende d'une souffrance de l'écrivain a été inventée, c'est bien pour un simple motif marketing qui vise à mettre en valeur le produit de la pêche : le mot, le poème ou l'histoire n'est pas par nature spectaculaire et n'invite pas au respect. Il le devient si on sait qu'il a fallu retenir sa respiration pour le remonter, vendre son âme au diable ou saborder son mariage. Pour le reste, on se situe évidemment et majoritairement dans la blague.

La seule concession qu'on fera aux apôtres des Christs écrivains, c'est bien la modification du rapport au réel qu'entraîne l'écriture et la vie dans un monde parallèle qui, par sa réalité fictive, vient se surimposer à la réalité du (vrai) monde, l'écraser, l'anéantir ou s'y substituer progressivement. La souffrance de l'écrivain n'est en soi pas une "douleur" mais plus sûrement une promesse d'absence au monde qui n'est pas sans problème pour mener une vie normale.

Dans la biographie d'Herman Melville par Lewis Mumford, sortie il y a un an ou deux chez Sulliver, on trouve page 171 cette séquence intéressante, datant de l'époque où Melville écrit Moby Dick. "Une telle intensité dans l'effort, tant d'heures passées à écrire et à lire, épuisent autant que la conduite d'une bataille. On ne garde pas le lit dans les quartiers d'hiver, on ne délègue pas sa responsabilité. L'écrivain ne vit pas hors de son livre : le monde, familier et accueillant, devient un spectre infime, alors que l'imagination est le corps et le sang de la réalité. Arracher un livre de son cerveau, s'exclame Melville alors qu'il est au coeur du sien, "s'apparente à la dangereuse et délicate affaire qui consiste à détacher une vieille peinture d'un lambris - il vous fait décaper tout le cerveau pour y parvenir en toute sécurité et même alors la peinture peut n'en valoir pas la peine." L'extrait provient, je crois, de la correspondance entretenue par Melville avec son ami et voisin Hawthorne (Melville rêvait d'avoir Hawthorne comme MEILLEUR ami et confident mais l'autre était trop coincé pour ça).

Par delà le galimatias de la peinture et du lambris, on retiendra pour notre sujet que le danger véritable et l'effet pervers n°1 de l'écriture, plus que l'épuisement physique (le jogging épuise à sa façon et tout autant) tient dans ce devenir "spectre infirme" - l'auteur aurait pu écrire spectre "infirme" avec plus d'effet encore - du monde et du quotidien. Si l'absence au monde est un danger et une souffrance, alors écrire est la pire des souffrances et des dangers. Si ce n'est pas le cas, on parle comme toujours dans et sur le vide. Olé !

Pour le reste, mais c'est un autre débat, l'écriture peut aussi faire souffrir... les lecteurs. "

Publié dans Textes divers

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